Artiste emblématique du Symbolisme et de l’Art Nouveau en Russie, Mikhaïl Vroubel s’intéressa tout autant au Romantisme européen qu’à l’art Byzantin. S’inscrivant dans la lignée contemporaine des guildes anglaises préraphaélites, le peintre sibérien s’essaya à la peinture sur verre, réalisa de nombreuses céramiques et conçut même de somptueux costumes théâtraux. C’est cependant la part moins connue du dessinateur prophétique que Le Cloître de l’Art vous invite à découvir aujourd’hui…
Tout au long de sa vie, Vroubel est absorbé par l’image du démon. Il est non seulement le thème central de son travail, mais détermine également le chemin spirituel et le tragique destin de l’artiste. Dès 1885, Vroubel cherche le moyen de l’incarner. Il a l’intuition que c’est à travers ce thème singulier qu’il parviendra à réaliser en tant que créateur, pour la postérité. Le Démon Assis, daté de 1890, est le premier tableau conçu après cinq années de profondes recherches artistiques. Repensée par l’artiste, la figure romantique du démon exprime dans son oeuvre les expériences le plus intimes de chaque homme – ses rêves de beauté et de sublime cohabitant perpétuellement avec une discorde intérieure tragique entre soi et le monde. Vroubel dissocie ainsi étymologiquement et sémantiquement la figure du démon à celle du diable : alors qu’en grec ancien le démon signifie l’ « âme », le diable a pour autre définition « cornu, calomniateur ». A l’étroit dans ce paysage au format horizontal, le démon semble réfléchir. Son corps musclé contraste avec son visage doux. L’utilisation d’une fine spatule pour appliquer la peinture donne un effet visuel de mosaïque particulièrement caractéristique du style vroubélien.
Des dessins volés à l'Éternité
Résurrection, 1887, aquarelle sur papier sur traits de crayon noir, 22 x 35,5 cm, National Art Gallery, Kiev. (Esquisse de peinture murale non réalisée pour la cathédrale Saint-Vladimir de Kiev)
C’est âgé de 24 ans que Vroubel se forme à l’art byzantin et à la peinture d’église au sein de l’Académie Russe des Beaux-Arts de Kiev. Fin 1883, il reçoit une commande afin de réaliser quatre compositions pour l’iconostase de l’église Saint-Cyrille, à Kiev. Sur place, son inspiration ne fait que croître tant elle est stimulée par la redécouverte de fresques anciennes peintes par des iconographes russes. A l’instar des grands maîtres de la Renaissance italienne, Vroubel met à profit son incroyable mémoire visuelle pour immortaliser les traits de ses amis et de son entourage lui servent ainsi de modèles pour les figures saintes qu’il compose. Après l’achèvement des travaux de l’église Saint-Cyrille, Vroubel est sollicité pour la décoration intérieure de la cathédrale Saint-Vladimir. Il propose une série d’aquarelles christiques aux couleurs psychédéliques illustrant la Résurrection, la Nativité et Lamentation sur le Corps du Christ, ainsi qu’une Descente du Saint Esprit et une Prière sur l’Eucharistie. D’un format mal adapté à l’architecture de l’édifice, ses projets ne sont pas retenus. De retour à Moscou, Vroubel continue cependant à réfléchir à des compositions murales plus adaptées à la cathédrale Saint-Vladimir, sans abandonner l’espoir de leur mise en oeuvre. Il retravaille ainsi sa composition de la Résurrection, à la manière d’un tableau monumental qu’il esquisse à travers un incroyablement beau réseau de lignes et de subtiles structures de composition. Ses magnifiques études profiteront finalement à un autre peintre symboliste, Mikhail Nesterov, qui réalisera in situ La Nativité et la Résurrection du Christ à Kiev d’après les dessins préparatoires de Vroubel. Ceux-ci constituent de véritables chefs d’oeuvres graphiques d’art russe de la fin du XIXe siècle : « Mikhaïl Alexandrovitch a emménagé avec moi et a apporté avec lui son aquarelle « Résurrection ». Le corps du Christ était entièrement composé de petits diamants, dont la face brillait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, ou comme un jeu de diamants, et dont tout le corps brillait et brûlait. Il y avait des anges tout autour, tout était comme au bord de pierres semi-précieuses. » Constantin Korovine
Mikhaïl Nesterov (1862-1942), Résurrection du Christ, huile sur toile, 1890, Cathédrale Saint-Volodimir, Kiev.
L'âme humaine mise à nu
L’Âme de Tamara avec l’ange et le démon, 1890-1891, plume et encre brune, aquarelle noire sur carton, 47 x 28 cm, Musée d’Art Russe
La figure stylisée du Démon Vroubélien est née d’une synthèse d’impressions scéniques, poétiques et musicales découlant d’une source littéraire précise : Le Démon, de Mikhaïl Lermontov (1814-1841), mis en scène dans un opéra composé par Anton Rubinstein (1829-1894) et présenté au Théâtre Mariinsky de Saint-Petersbourg en janvier 1875. Sublime poème épique et romantique publié en 1839, le récit met en scène les amours impossibles entre une jeune princesse caucasienne prénommée Tamara, et le Démon. Sincèrement épris de la jeune femme, il déploie toutes ses forces afin de parvenir à la séduire, et finit de l’attendrir en lui promettant de ne plus nourrir de mauvaises intentions. Cédant à son coeur, Tamara paye cette étreinte passionnelle du prix de sa vie. C’est au moment (illustré ci-contre) de son enterrement que surgit un ange aux ailes d’or venant récupérer l’âme de la jeune femme, la sauvant ainsi des enfers. L’émergence du célèbre cycle graphique de Vroubel sur le thème du poème de Lermontov est due à l’éditeur P. Konchalovsky (1839-1904). Editeur, rédacteur, traducteur et actionnaire de la maison d’édition N. Kouchnerev, il entreprit en 1890 la préparation de l’édition anniversaire illustrée des œuvres de Lermontov à l’occasion du 50ème anniversaire de sa mort. Souhaitant rendre l’ouvrage unique et artistiquement avant-gardiste, l’érudit éditeur fédère autour de son projet les meilleurs artistes russes de son temps, à même de ressentir et de rendre visuelle l’âme lermontovienne. Vroubel, alors encore peu connu, retient son attention. Il ne s’y trompa pas : « Vroubel n’était pas par nature un illustrateur, mais un interprète de la littérature. En tant qu’artiste pensant de manière romantique, il a vu dans la littérature une réalité différente plutôt qu’une source directe du thème – une réalité perçue en combinaison avec ses propres émotions, qui peut et doit être vue à travers le prisme de sa propre vision du monde. » Mikhaïl German
Un Oiseau de Feu Dantesque
Le démon sur les marches du Monastère, 1890, aquarelle noire et sépia sur traits de graphite, 42,5 x 31,5 cm, Galerie Trétiakov, Moscou.
Le Prophète Séraphique
Le Prophète et le Séraphin, illustration pour le poème de A.S. Pouchkine Le Prophète, 1905, aquarelle et encre sur traits de crayon noir, 34,5 x 50 cm, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou.
« Les dessins, plus que les biographies les plus précises, nous transmettent la beauté, le désespoir et la splendeur de la créativité de Vroubel. Ces derniers sont brûlés d’une telle force de fantaisie et sont perçus sous un angle si aigu et individuel que leur réalité se dissout, devient transparente, s’élève vers des formes extraordinaires qu’il ne nous était pas permis de voir avant que Vroubel ne les voie. » Nikolaï Pounine
L’un des thèmes centraux du symbolisme est la mission prophétique de l’artiste. Du travail sur l’illustration du poème de Pouchkine intitulé Le Prophète, l’artiste entame un long cheminement vers la compréhension du thème de la clairvoyance. Après le Démon de Lermontov, qui l’avait tant torturé, Vourbel se penche à nouveau sur deux créatures complexes : celle du Prophète Poète et celle du Séraphin Messager à six ailes. Ces deux images iconiques, de par leurs facultés à percevoir la révélation divine, entrent ainsi dans le monde fantastique de Vroubel, où les attendent d’étonnantes métamorphoses personnifiées : durant les dernières années de sa vie, Vroubel en vient à une lecture mystique du créateur et de sa muse. Le Séraphin prend les traits de sa femme Nadejda, tandis qu’il s’identifie sous les traits du Prophète. Dans le poème pouchkinien, le Séraphin, ardent messager de Dieu, entaille de son épée l’élu afin d’y insérer un charbon ardent à la place du coeur pour qu’il se transforme ainsi en prophète et enflamme le coeur des hommes de ses paroles illuminées. L’artiste peint ce tableau alors qu’il se trouve déjà dans un état mental critique, tourmenté par des hallucinations. Tout comme pour son Démon Assis et ses variantes, il était sans cesse insatisfait du visage du séraphin et le retoucha à de nombreuses reprises. Dans le pittoresque Séraphin à Six Ailes, l’ange messager porte sa révélation au-delà du cadre de la toile, dans l’espace du monde réel, s’adressant au spectateur se tenant directement devant le tableau. Vroubel étudie et retravaille la forme de la peinture traditionnelle d’icône, tout en faisant référence aux mosaïques étudiées lors de son périple italien, entre Venise et Ravenne.
Séraphin à Six ailes, 1904, huile sur toile, 131 x 155 cm, Musée Russe, Saint-Pétersbourg.