Ivan Morozov (Moscou 1871 - Karlovy-Vary 1921) & Maurice Denis (1870-1943) Coup de foudre Franco-Russe

Du Spirituel & de l'Amour dans l'Art : Le Cycle de Psyché

En 1906, le célèbre collectionneur et homme d’affaire russe Ivan Morozov se rend à Saint-Germain-en-Laye chez Maurice Denis, figure clé du mouvement Nabis, dont le style puissant et singulier résulte d’une sainte trinité :

l’amour, l’art et la foi.

Jamais auparavant l’amateur d’art n’avait visité l’atelier d’un peintre.

Envouté et touché par l’univers de l’artiste, Ivan désire s’entourer de ses œuvres. Il achète donc plusieurs toiles à Maurice Denis et lui passe commande d’une décoration pour orner oniriquement les murs de son salon de musique en son palais moscovite. Si l’artiste reste libre, le commanditaire lui précise qu’il souhaitrait se délécter d’un sujet issu de la mythologie classique. Maurice Denis se sent immédiatement inspiré par l’histoire de Psyché, porteuse d’une forte symbolique idyllique. Apparaîssant dans Les Métamorphoses d’Apulée, Psyché n’est autre que la personnification de l’âme. Invitons nous aujourd’hui au mariage de l’Âme avec l’Amour, dont l’union se fait Volupté. 

 

 

 

 

 

“L’art reste le refuge certain, l’espoir d’une raison dans la vie d’ici-bas, et cette pensée consolante qu’un peu de beauté se manifeste ainsi dans notre vie, que nous continuons l’oeuvre de la création… Alors le travail d’Art est méritoire, inscrire la merveilleuse beauté des fleurs, de la lumière, dans la proportion des vagues, et la perfection des visages, inscrire notre pauvre et lamentable vie de souffrance, d’espoir et de pensée. “

Maurice Denis, Journal, 24 mars 1895

De Signorelli à Doré Musée de Strasbourg

Jalouise Vénusienne

Maurice Denis (1870-1943), L’Histoire de Psyché, Panneau II, Cupidon en Vol, est frappé par la beauté de Psyché, Paris, 1908, huile sur toile, Collection I. Morozov, Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Petersbourg.

Représentée ici au centre, nue, sous sa forme humaine cherchant à retrouver l’amour de Cupidon, Psyché peut aussi être représentée sous sa forme de déesse, avec des ailes de papillon, allégorie de l’âmeTroisième et dernière fille d’un Roi grec, Psyché se révèle être d’une beauté extraordinaire. Maurice Denis la représente aux longs cheveux roux, la peau rosée se nouant les cheveux d’une couronne de fleurs tressées, les pieds dans une petite flaque prenant source dans un lac idyllique bordé de douces montagnes et d’îles paradisiaques dont l’athmosphère rappelle en tout point l’Italie et les douces berges du Lac Majeur. Dans le tableau, nous voyons de jeunes gens l’entourant et lui tendant des offrandes de fleurs. Son peuple ira en effet jusqu’à l’adorer comme une incarnation de Vénus. Mais Vénus, déjà déesse de la Beauté ne peut supporter qu’une simple mortelle rivalise avec elle. Vénus demanda donc à son fils, Cupidon, ici représenté avec son carquois en haut à droite de la composition, de la venger en forçant Psyché à se marier avec le plus hideux des hommes. Afin de couronner la sentence et assouvir sa jalousie, elle demande à Apollon de menacer son père afin qu’il l’abandonne sur un rocher pour être livrée à un monstre. La jeune fille, contrainte et forcée, est donc laissée en haut d’un rocher escarpé. Cependant Zéphyr, le doux vent de l’ouest, l’emporte rapidement au bas de la montagne. Là, elle découvre, après un sommeil réparateur, un jardin magnifique et un palais grandiose fait d’or, d’argent et de pierres précieuses. Elle entre donc dans le palais et se fait servir par des serviteurs invisibles dont elle n’entend que la voix; Elle apprend que le palais est le sien et celui de son futur mari. Le soir venu, dans le noir le plus obscur, son mari la rejoint dans le lit nuptial et lui vole sa virginité. Ainsi chaque nuit son époux la rejoint, mais jamais elle ne voit son visage; elle s’en accommode très bien et n’en est pas moins heureuse. Le mari intime toutefois à sa femme de ne jamais chercher à voir son visage sous peine de grands malheurs… 

William Blake, Ecrits prophétiques

Brûlure d'Amour

 Maurice Denis (1870-1943), L’Histoire de Psyché, Panneau III, Psyché découvre que son mystérieux amant est l’Amour, Paris, 1908, huile sur toile, Coll. I. Morozov, Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Les deux sœurs aînées ayant appris la disparition de leur cadette décident de venir sur le rocher fatal afin de pleurer la perte de Psyché. Cette dernière, informée de leur visite par son mari, obtient l’autorisation de les inviter et de les faire venir en son palais avec l’aide de Zéphyr. La voyant heureuse et comblée de richesses, ses soeurs en deviennent farouchement jalouses, et décident de lui nuire par tous les moyens possibles et imaginables. Lors de leur seconde visite, elles parviennent à convaincre Psyché que le mari nocturne n’est autre qu’un monstre hideux désirant la dévorer lorsque l’enfant qu’elle porte en son sein viendra au monde. Elles incitent donc Psyché à tuer son époux en lui tranchant la tête. Le soir venu, une fois son mari endormi, Psyché se prépare donc à accomplir l’horrible méfait suggéré par ses sœurs. Représentant les deux amants dans un sublime ciel de lit roccoco et gourmand, jonché de roses parfumées, orné en son centre d’un médaillon représentant les Trois Grâces dont les rideaux ouvrent sur une architecture italianisante, Maurice Denis nous offre à travers la surface plane de la toile une véritable scène théâtrale en trois dimensions... Car sous le doux éclairage de sa lampe, plutôt que de voir un horrible monstre, Psyché découvre le plus beau spectacle qui soit : Cupidon, le dieu de l’Amour, tombé sous son charme dans le panneau précédent, et ce, malgré la mission de Vénus… Versant par mégarde une goutte d’huile sur l’épaule d’Amour, Cupidon, tiré de son sommeil par cette brûlure d’amour spirituelle, découvre ainsi la compromission de Psyché. Il s’enfuit alors vers le palais de sa mère en la laissant seule et effondrée. De désespoir, elle se jette dans le fleuve le plus proche, qui compatissant, la dépose sur le rivage, sans dommage.

sainr sébastien

Piquante Pâmoison

Maurice Denis (1870-1943), L’Histoire de Psyché panneau IV Vengeance de Vénus, Paris, 1908, huile sur toile, Collection I. Morozov, Musée d’Etat de Saint-Petersbourg. 

Vénus apprenant la méconduite de son fils, et surtout le nom de la coupable, sa plus grande ennemie en beauté, prive Cupidon de ses ailes, de son arc et de ses flèches et le consigne dans sa chambre jusqu’à nouvel ordre. Psyché, seule, enceinte, parcourt donc le monde à la recherche de son époux adoré. Après maintes recherches et surtout après s’être vengée de ses sœurs, elle finit donc par arriver chez Vénus. Cette dernière l’accable de mille tourments, la retient comme esclave et lui impose quatre épreuves réputées impossibles. Pour la dernière épreuve, Psyché doit se rendre aux enfers demander à Perséphone un précieux flacon contenant une potion de sa beauté, avec comme recommandation de ne pas ouvrir ce dernier. Cependant, sur le retour, Psyché, à nouveau piquée par sa curiosité ne peut s’empêcher de déboucher le flacon : une fumée noire se répand et se dépose sur son visage qui devient hideux. En se regardant dans un miroir Psyché s’évanouit. Elle est réveillée par la piqûre d’une flèche de Cupidon, qui lui rend sa beauté.

La pâmoison de Psyché représentée par Maurice Denis n’est pas sans faire écho à l’oeuvre marbrée du napolitain Lorenzo Bernini, dit le Bernin (1598-1680). A l’Exstase religieuse de Sainte Thérèse d’Avila se superpose ici la figure profane et non moins amoureuse de Psyché. Toutes deux rendent en effet l’âme, l’une d’extase mystique et l’autre de frayeur humaine, qu’un ange ailé vient transperser d’un amour enflammé : Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon coeur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait toute entière embrasée d’un immense amour de Dieu.” relatera sainte Thérèse de Jésus dans Sa Vie Autobiographique (1515-1582). Représentée par le Bernin, renversée sur un nuage, face à un ange en surplomb armé d’une longue flèche, ce chef d’oeuvre de la Contre-Réfome est toujours à admirer en l’église Santa Maria della Vittoria à Rome dans son écrin en marbres polychromes de la Chapelle Cornaro où se joue devant nos yeux, depuis des siècles, l’extase divine de la plus grande mystique espagnole. 

Divine Volupté

Maurice Denis (1870-1943), L’Histoire de Psyché panneau V, Jupiter, en présence des Dieux, accorde a Psyché l’Apothéose et célèbre son hymen avec l’Amour, Paris, 1908, huile sur toile, Collection I.Morozov, Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg. 

Trônant entre deux cyprès italiens enracinés sur l’Isola Bella, l’une des trois îles Borromées, Cupidon demande l’intervention de Jupiter, représenté ici en père à la musculature michelangelesque. Celui-ci s’exécute en intimant à sa mère de lui pardonner. Rendue immortelle par grâce de Vénus, Psyché accède ainsi au statut de déesse, et peut épouser en pleine connaissance son mari. Cupidon & Psyché vivront heureux pour l’éternité. Une petite fille naîtra de leur union; elle sera prénommée Volupté, déesse des plaisirs de l’amour.

C’est en 1909, que le Maurice Denis et sa femme Marthe se rendent en Russie superviser l’installation des panneaux chez le collectionneur moscovite. Dès leur arrivée à Moscou, ils se rendent directement sur la magnifique Place Rouge d’où ils peuvent admirer les bulbes chatoyants et gourmands du Kremlin. Le couple s’enivre de l’esthétique mystique russe, bercé par le silencieux bruit des flocons et les clochers dorés à perte de vue émergeants d’une cité-mer enneigée. Invité dans le palais Morozov, Denis est confronté à l’installation de son œuvre in situ et s’en trouve déçu. Les panneaux décoratifs flottent les uns par rapport aux autres dans une grande salle froide aux murs gris sans aucune communion artistique. Afin d’y remédier, l’artiste commande de nouveaux meubles et décide de compléter son œuvre par des panneaux supplémentaires. Ivan lui donne carte blanche et accepte de pourvoir à cette nouvelle décoration, devenue singulière dans tout Moscou. « Quelle joie, quel monde a planté Maurice Denis dans cette maison luxueuse et lumineuse ! Il a réussi à fixer, en plein hiver russe, le souvenir d’un printemps grec, où plutôt français. » Émile Verhaeren (1855-1916), poète flamand.

Les Panneaux du Cycle de Psyché in situ, sur les murs du Palais Moscovite Morozov

  • Les Adresses du Cloître de l’Art 
– Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75016, Paris. Ouvert tous les jours de 10h à 20h. 
– Musée Maurice Denis, 2bis rue Maurice Denis, 78100, Saint-Germain-en-Laye. Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h30. 
– Eglise Santa Maria della Vittoria, Via Venti Settembre, 17, Roma.
– Musée de l’Ermitage, 2 place du Palais, Saint-Petersbourg.  
Bibliographie 
Jean-Paul Bouillon, Le Spirituel dans l’Art, Découverte Gallimard, RMN, 2006
Catalogue d’Exposition, La Collection Morozov, Icônes de l’Art Moderne, Fondation Louis Vuitton, 2021.  
Filmographie :
Passage des Arts, Documentaire, La Dynastie Morozov ou l’Art à la Folie, disponible en replay sur France TV, 2020, 54 min.